Le regard de Tixu Oty erra un long moment sur le cimetière de vaisseaux. Innombrables, à demi enterrés, ils semblaient s'être échoués volontairement sur cette planète désertique à la manière des lézards géants de Deux-Saisons qui, au crépuscule de leur vie, se retiraient dans un endroit connu d'eux seuls pour s'y laisser mourir.

A première vue, ils dataient de l'Age médian, une période comprise entre l'an 4000 et l'an 6000 de l'ère naflinienne. Ils avaient probablement utilisé la technologie des bonds Shlaar pour atteindre le cœur de la galaxie, situé à des milliers d'années-lumière de leur point de départ. Ils se différenciaient par leur forme et leur envergure mais les alliages de métaux employés pour les couches extérieures de leurs fuselages étaient identiques. De même leurs ponts supérieurs s'ornaient pour la plupart d'antennes, de paraboles, de tourelles, d'échelles, de passerelles, de ces diverses excroissances qui leur conféraient un aspect baroque et portaient l'estampille de l'Age médian.

Aucune étoile ne brillait dans le ciel tendu d'un velours noir et opaque. La lumière, une clarté diffuse qui soulignait les lignes torturées des vaisseaux, paraissait provenir du sol même, à l'étrange consistance spongieuse.

Tixu perçut une rumeur sourde et persistante qui évoquait le grondement d'un moteur ou, plus précisément, la vibration perpétuelle des gigantesques broyeurs à déchets d'Orange. Il n'avait aucune idée de l'endroit où il se trouvait. Il ignorait pourquoi l'antra l'avait transporté sur cette planète désolée dont l'indéchiffrable clair-obscur s'accompagnait d'un froid intense, intolérable. Il ne savait pas non plus combien de mondes il avait visités depuis son départ de Terra Mater, plus de cinq cents peut-être. Autant la gardienne de la porte lui était apparue clairement dans la grotte des Hymlyas, autant les chemins pour l'atteindre se révélaient tortueux, nébuleux.

L'énergie que requérait le voyage sur l'antra commençait à lui faire défaut. Cela se traduisait par des temps de récupération de plus en plus longs et des difficultés grandissantes à établir le silence intérieur, comme si l'essence de son être s'était peu à peu dispersée dans les couloirs éthériques. Il lui arrivait parfois d'oublier la raison pour laquelle il était parti et il avait l'impression de sombrer dans un insondable gouffre de tristesse et de folie. Parfois également il pleurait toutes les larmes de son corps lorsque venait l'effleurer le souvenir des deux femmes de sa vie, Aphykit et Yelle. Il lui semblait tantôt les avoir quittées la veille, et il humait encore l'odeur et la tiédeur du corps d'Aphykit, tantôt il avait la sensation qu'elles n'étaient que les bribes d'une existence lointaine, révolue. Le funeste pressentiment l'étreignait qu'un malheur était advenu, que les Ang de Syracusa et leurs alliés avaient mis son absence à profit pour s'emparer d'elles. Ses entrailles se nouaient et la violente nausée qui le submergeait abandonnait une écume de fiel dans sa gorge.

Il crut entendre la voix à la fois enfantine et grave de Yelle à travers l'espace et le temps :

« Le blouf a mangé des millions d'étoiles cette nuit... »

Il se demanda quelle absurdité l'avait poussé à se séparer de sa femme et de sa fille, ces expressions les plus accomplies de l'innocence et de la beauté. Un tourbillon d'images et de sensations se leva dans son esprit, des résurgences d'un passé qu'il avait cru à jamais enterré, des fragments d'un rêve oublié. Avait-il vraiment été cet employé de la C.I.L.T. en poste sur Deux-Saisons, une planète étouffante et humide des Marches ? Avait-il été sauvé des lézards géants du fleuve

Agripam par Kacho Marum, l'ima sadumba de la forêt ? S'était-il réellement lancé à la poursuite de la splendide et arrogante Syracusaine qui avait poussé par mégarde la porte de son agence ? L'avait-il arrachée, avec l'aide d'un complanétaire du nom de Bilo Maïtrelly, des griffes des marchands d'esclaves de Point-Rouge ? L'avait-elle initié au son de vie devant le déremat de la maison du françao ? L'avait-il enlevée du monastère absourate de Selp Dik pour l'emmener sur l'île des monagres ? L'avait-il vraiment épousée au beau milieu d'une forêt tropicale de Nouhenneland ? L'avait-elle aimé tout au long de ces seize années passées sur Terra Mater ? Lui avait-elle fait cet inestimable présent qui avait pour nom Yelle ? Comment savoir si ces souvenirs n'étaient pas les fruits pervers de son imagination ? N'allait-il pas se réveiller en sursaut et couvert de sueur dans la maison de son oncle à Phaucille ?

Des paysages, des cités, des visages hantaient son esprit. Comme ces poussières qui se déposent sur les meubles sans jamais s'y fixer, il avait laissé un peu de lui-même sur chacun des mondes qu'il avait visités. La plupart du temps il n'avait été qu'une ombre anonyme, un mendiant quémandant un peu de nourriture pour reprendre des forces, mais il lui était arrivé d'apparaître au beau milieu d'une place ou d'une rue et d'être pris pour un prophète, pour un dieu ou pour le seigneur Lézard (ce qu'il était en réalité) par les populations locales. Il avait alors dû trouver un moyen de se débarrasser de ses adorateurs en les menaçant de ses foudres au besoin et se retirer dans un endroit tranquille afin de se reposer, d'invoquer l'antra et de poursuivre sa quête. Il lui avait semblé que le son de vie le conduisait progressivement vers le centre de la spirale galactique. Il s'était rematérialisé à plusieurs reprises sur des colonies satellites de l'Ang'empire où la présence des missionnaires kreuziens et des Scaythes d'Hyponéros se faisait de moins en moins sentir, sur des planètes non répertoriées par les cartographes de l'ancienne Confédération de Naflin mais habitées par des peuples primitifs, et enfin sur des mondes telluriques ou gazeux totalement déserts.

Tixu eut l'impression que la rumeur enflait. Il leva la tête et, tous sens aux aguets, scruta l'encre du ciel comme s'il s'attendait à voir surgir la gueule béante d'un immense dragon.

« Le bruit du blouf, du mal qui mange », aurait affirmé Yelle.

Contrairement à lui, elle n'avait pas eu besoin de franchir des milliers d'années-lumière pour percevoir l'haleine glaciale de l'invisible monstre qui dévorait les étoiles. Il ne décela aucune lueur, aucun mouvement, aucune trace de vie sur le fond de ténèbres. La sensation furtive d'être arrivé au bord du vide le traversa. Il rencontrait les pires difficultés à se mouvoir : il devait lutter de toutes ses forces pour vaincre la gravité et le sol instable se dérobait sous ses pieds. Un étau aux mâchoires puissantes lui comprimait les poumons. Sa peau se rétractait comme une feuille de papier noircie par les flammes. Il n'y avait que d'infimes traces d'oxygène dans cet air lourd, surchargé en gaz carbonique, et même si son système respiratoire se mobilisait pour extraire les précieuses molécules, son cerveau commençait à flotter dans une épaisse brume. Il prit conscience que l'antra avait peu à peu modifié sa physiologie tout au long des multiples étapes qui avaient jalonné son itinéraire. S'il s'était rematérialisé dans cet endroit aussitôt après avoir quitté Terra Mater, il n'aurait pas survécu plus de quelques secondes. Le son de vie avait pris en compte les besoins progressifs de son corps et l'avait préparé avec méthode à être confronté aux situations extrêmes. La raréfaction graduelle de l'oxygène avait entraîné la dilatation de ses poumons explication probable de la douleur sourde qui montait de sa cage thoracique, un renforcement de ses filtres bronchiques et une exploitation optimale de ses échanges sanguins.

Il aperçut, dans le lointain, des éclats furtifs et mouvants qui effleuraient les flancs rebondis ou éventrés des vaisseaux. Peut-être y avait-il une forme de vie sur ce monde désert ? Il puisa dans ses ultimes réserves de volonté pour se diriger vers cette source lumineuse. Il progressa avec une extrême lenteur, chaque pas lui coûtant une énergie folle. Les masses des géants échoués, distants les uns des autres de plusieurs centaines de mètres, occultaient de temps à autre les fugaces rayons et il se demandait alors s'il n'avait pas rêvé ou s'il n'avait pas été le jouet d'une illusion d'optique. Malgré le froid, il transpirait en abondance sous sa tunique et son pantalon de lin. Une âcre odeur d'acide et de métal en décomposition régnait sur les lieux.

Il ne trouvait aucune explication cohérente à l'échouement massif de ces centaines de vaisseaux. Ils paraissaient avoir été détournés de leur trajectoire initiale et capturés par un gigantesque aimant. Certains d'entre eux portaient sur des panneaux convexes de leur coque des blasons, des noms ou des inscriptions rédigées en nafle interplanétaire. Tixu reconnut les couleurs et les symboles de certaines planètes ou amas majeurs de l'ancienne Confédération de Naflin, Marquinat, Issigor, Sbarao, Oursse, Néorop, Syracusa... Une pointe de nostalgie lui griffa les entrailles lorsqu'il aperçut, sous la cabine de pilotage d'un petit appareil gisant sur le flanc, le sigle traditionnel d'Orange, un cercle de couleur safran barré de neuf traits blancs qui représentaient les neuf continents principaux.

Exténué, il s'immobilisa pendant quelques secondes pour retrouver son souffle. Il s'essuya le front d'un revers de manche et tenta une nouvelle fois de localiser la source de lumière.

Il y parvint sans difficulté : elle brillait à quelques mètres de lui. Elle émanait d'une torche brandie par une silhouette. Il crut d'abord avoir affaire à une créature inconnue ou à un animal, puis il se rendit compte que c'était un être humain ou assimilé dont la tête paraissait exagérément réduite par rapport aux épaules et au thorax, d'une largeur inhabituelle. Les hanches étaient en retrait et le bras qui ne tenait pas la torche touchait presque le sol. A en juger par son allure simiesque, il marchait aussi souvent à quatre pattes que sur ses deux jambes. Il ne portait pas de vêtements mais une pilosité luxuriante recouvrait pratiquement l'ensemble de son corps, exception faite de son visage, d'une étonnante finesse, de ses mains, de ses pieds et de son scrotum. Il s'avança de quelques pas et dévisagea ardemment Tixu. Des lueurs vives dansaient dans ses yeux clairs.

Ses lèvres s'entrouvrirent et dévoilèrent quelques dents jaunes et déchaussées.

« Cela fait plus de trente années standard que je n'ai pas rencontré un ambassadeur du genre humain ! déclara-t-il d'une voix hésitante. Depuis en fait que cet idiot de Nahum Arratan a jugé bon de me quitter... »

Il parlait un nafle parfait, avec une pointe d'accent chantant. Les deux hommes se jaugèrent un long moment du regard sans dire un mot, comme s'ils éprouvaient chacun de leur côté le besoin de s'habituer à la présence de l'autre. Tout autour d'eux, les vaisseaux abandonnés, le sol subtilement phosphorescent et le ciel d'un noir absolu formaient un décor fantasmagorique qui accentuait la sensation de Tixu d'évoluer dans un rêve.

« Etes-vous envoyé par l'Institut pour me récupérer ? demanda l'homme. Avez-vous songé à emporter votre déremat ? Mon vaisseau est hors d'usage...

— Je ne suis qu'un voyageur, répondit l'Orangien. J'ignore de quel institut vous voulez parler. »

Une ombre de tristesse glissa sur le visage de l'homme.

« Ils m'ont définitivement oublié, murmura-t-il. Ils m'avaient pourtant assuré de leur total soutien lorsque Nahum Arratan et moi sommes partis de Néorop. Des paroles en l'air. Ils me laisseront mourir sur Arratan, loin de... » Il s'interrompit et leva un regard interrogatif sur son interlocuteur. « Où sont vos bouteilles d'oxygène d'appoint ?

— Je n'en possède pas, répondit Tixu en haussant les épaules.

— Impossible, impossible ! Il m'a fallu plus de cinquante années standard pour commencer à m'adapter, à muter. Nahum et moi avions prévu une quantité d'oxygène pour cinq ans, la durée envisagée de notre séjour au centre de la galaxie. Puis, lorsque nous avons constaté que notre vaisseau ne pourrait pas être réparé, nous avons réduit notre consommation et fabriqué un générateur. Nous avons fini par vider les bouteilles et avons dû nous contenter de respirer l'air fourni par notre petit bricolage. Incapable de s'adapter, Nahum est mort dans d'atroces souffrances. J'ai survécu et je me suis peu à peu métamorphosé : ma cage thoracique s'est développée pour permettre à mes poumons de s'agrandir, ma peau s'est couverte de poils pour lutter contre le froid perpétuel et, malgré notre correcteur de gravité, la pesanteur m'a contraint à marcher à quatre pattes. Je dois l'avouer, votre adaptation spontanée pose un problème au scientifique que je m'efforce d'être...

— Certains phénomènes s'expérimentent mais ne s'expliquent pas », avança Tixu.

Ces quelques mots arrachèrent une grimace de réprobation à son étrange vis-à-vis. Les lueurs vacillantes de la torche soulignaient les rides profondes, horizontales et verticales, qui lui barraient le front.

« Si vous m'en donnez le temps, je saurai trouver une explication rationnelle à cette anomalie ! Mais je m'aperçois que je ne me suis pas encore présenté : je suis Loter Pakullaï, professeur à l'l.S.A.N., l'Institut des sciences appliquées de Néorop... Ancien professeur, devrais-je dire. Et vous, qu'est-ce qui vous amène sur ce monde désolé ?

— Tixu Oty, d'Orange. Je cherche à me rendre sur Hyponéros.

— Hyponéros ? croassa Loter Pakullaï. Le monde des Scaythes ? A ma connaissance, il n'a jamais été localisé et la plupart de mes collègues mettent son existence en doute. Qu'est-ce qui vous fait dire et croire qu'il se niche dans le cœur de la galaxie ?

— Une intuition...

— Une intuition ? Ne me dites pas que vous avez parcouru tout ce chemin pour obéir à une intuition ! Où est votre déremat ?

— Je voyage sur un véhicule intérieur, le son de vie, l'antra... »

En un geste empreint de fatalisme et d'incrédulité, Loter Pakullaï abaissa son bras tendu. Le faisceau de la torche vint éclairer ses pieds enfoncés dans le sol et le bas de ses jambes.

« Bon Dieu, vous êtes un de ces foutus sorciers inddiques, n'est-ce pas ? »

Tixu acquiesça d'un mouvement de tête.

« J'en ai connu un avant vous, reprit le Néoropéen. Sri Mitsu, un Syracusain, un jeune smella de la Confédération. Une vraie tête de pioche : il me soutenait que les ondes qui composent la matière sont des émanations de l'esprit, des variations vibratoires du Logos, du Verbe créateur. C'est un de vos amis, je suppose ?

— Il a été exilé par les kreuziens sur Point-Rouge puis exécuté par des mercenaires de Pritiv à la solde des Syracusains. L'univers connu s'est considérablement modifié ces dernières années. »

L'interminable bras de Loter Pakullaï se leva de nouveau et désigna le ciel.

« L'univers inconnu également. Selon mes calculs, le noyau, le trou noir a déjà avalé près d'un quart de la galaxie. Si j'en juge par votre présence en cet endroit peu fréquenté, vous estimez probablement qu'il existe un lien entre le connu et l'inconnu. Mais il me reste quelques vivres et il ne sera pas dit que l'unique représentant du peuple adoptif d'Arratan aura manqué à ses devoirs d'hôte. Allons discuter de tout cela devant un repas... médiocre, je me dois de vous prévenir ! »

Le correcteur de gravité, placé au centre de la bulle, émettait un bourdonnement grave et continu. Dès qu'il avait franchi le seuil du sas, Tixu s'était senti plus léger, plus mobile, comme libéré de l'invisible carcan qui l'emprisonnait. De même, le générateur d'oxygène et d'eau, dont il percevait le subtil ronronnement derrière lui, avait desserré l'étau qui lui compressait les poumons.

L'antre du professeur Pakullaï était un véritable capharnaüm. Les instruments de mesure, reconnaissables à leurs écrans cristallins, se mêlaient aux ustensiles de cuisine, aux sachets de nourriture déshydratée, aux éléments de scaphandre, aux livres-films, aux vêtements, aux chaussures, aux couvertures et aux outils épars. La bulle, composée d'une structure en métal inoxydable et d'un revêtement d'optalumal souple, occupait une surface approximative de cent mètres carrés.

« Le montage de notre petit pied-à-terre a représenté un véritable travail de forçat, précisa Loter Pakullaï. Cet astre mort avait une telle force d'attraction que nous étions plaqués au sol comme des crêpes et que nous devions effectuer chacun de nos déplacements en rampant... Sans compter le poids et la rigidité de nos scaphandres. Nous pouvions par bonheur nous réfugier à l'intérieur du vaisseau pour manger et dormir. »

L'éclairage diffusé par une dizaine de torches magnétiques, de celles dont les réserves étaient garanties inépuisables, révélait la peau blanche du Néoropéen sous les poils clairsemés de son ventre, de sa poitrine et de ses épaules.

« Dès que nous avons installé le correcteur de gravité, la vie est redevenue normale, ou presque. Nous avons pu marcher à quatre pattes, habitude régressive que j'ai conservée en partie comme vous avez pu le constater. Et nous nous sommes enfin attelés à la tâche que nous nous étions fixée : l'observation du cœur de notre galaxie. Via Lactea. Les sondes Shlaar de surveillance, expédiées depuis Néorop une vingtaine d'années plus tôt, nous avaient informés que des mouvements inhabituels agitaient le noyau, le trou noir central. Dès lors, le professeur Nahum Arratan et moi-même avons décidé de monter une expédition et de venir observer ce phénomène de plus près. Nous avons affrété un vaisseau Shlaar et nous avons décollé de la planète Alemane le 3 de jokorus de l'année 8122 du calendrier standard. Si mon horloge sidérale ne s'est pas déréglée, nous sommes en l'an 8188... »

Il s'interrompit, se retourna et interrogea Tixu du regard. Après un rapide calcul mental, l'Orangien approuva d'un hochement de tête.

« Bon Dieu, cela fait près de soixante-dix ans que nous avons quitté l'univers civilisé... »

Il resta un long moment immobile devant la table de cuisson dont l'une des deux plaques magnétiques commençait à rougeoyer. Puis il se secoua, comme s'il émergeait d'un mauvais rêve, saisit un récipient d'optalumal et s'accroupit devant une citerne reliée au générateur d'oxygène.

« Lorsque nous sommes sortis de notre cent quarante-cinquième bond Shlaar, nous avons perdu le contrôle de notre vaisseau, reprit-il d'une voix morne. Nous avions franchi vingt mille années-lumière et les membres de l'équipage, saisis de folie meurtrière, s'étaient entre-tués. A chaque chose malheur est bon : sans les vivres qui leur étaient destinés, il y a longtemps que je serais mort de faim ! »

Il ouvrit un robinet, remplit d'eau le récipient et se releva. Ses longs bras et son allure pataude donnaient l'étrange impression qu'il se mouvait à l'intérieur d'une masse liquide.

« Le vaisseau a été happé par un courant d'une puissance telle que ni les moteurs auxiliaires ni les ancres spatiales n'ont pu en infléchir la trajectoire. Nous nous sommes rendu compte que nous étions irrésistiblement attirés par le noyau de Via Lactea. Nous avons également constaté que le trou noir, d'une taille beaucoup plus importante que nous ne l'avions supposé, se développait rapidement, avalait comme une bouche de plus en plus large et jamais rassasiée les amas stellaires, les nuages gazeux et les nébuleuses du cœur de la galaxie.

— Le blouf, le mal qui mange », murmura machinalement Tixu.

Loter Pakullaï posa le récipient sur une plaque et ouvrit un sachet de nourriture lyophilisée.

« Le blouf ? Une définition qui n'est guère scientifique mais qui a le mérite d'être évocatrice... Notre appareil a fini par s'échouer, comme tous les autres avant lui, sur cet astre mort que j'ai baptisé Arratan. Les moteurs d'inversion nous ont évité de nous écraser comme une bouse, mais les pieds d'atterrissage sont restés bloqués dans leur gaine et le bas de la carène, où sont logés les générateurs Shlaar et les propulseurs, a été pulvérisé.

— Vous savez d'où proviennent les autres vaisseaux ?

— De la plus grande catastrophe scientifique de tous les temps, du témoignage le plus désolant de la stupidité humaine : la loi d'Ethique H.M... »

Il déversa le contenu du sachet dans l'eau bouillante, se retourna et dévisagea l'Orangien d'un air de défi.

« En 7034, sous la pression du mouvement de Souveraineté humaine, le conseil des planètes de la Confédération de Naflin décida de lutter contre l'intelligence artificielle, de mettre fin à l'âge dit de l'Hégémonie Machinale. Les machines, des robots, des androïdes et des gestionnaires électroniques de mémodisques, furent entassées dans des vaisseaux Shlaar, devenus obsolètes avec l'avènement des premiers déremats, et expédiées dans l'espace. Les gouvernants de cette époque se figuraient que les vaisseaux sortiraient de la galaxie et se perdraient dans l'immensité sidérale, or c'est exactement le contraire qui s'est produit : happés par le courant dont je vous parlais précédemment, ils se sont dirigés vers le cœur et se sont échoués massivement sur cet astre, inactif depuis plusieurs millions d'années standard.

— Quelle est, selon vous, la source de ce courant ?

— Je gage qu'il est lié à l'activité du trou noir, mais ne le prenez pas comme une vérité scientifique, cela reste une pure hypothèse... »

Il se tut et s'abîma dans la contemplation des cubes grisâtres qui se gorgeaient d'eau à l'intérieur du récipient. Des senteurs fades de viande et de légumes bouillis se répandirent dans l'air confiné de la bulle. La proximité de cet homme à la démarche de primate et au langage de savant déconcertait Tixu : il avait sous les yeux un saisissant raccourci de l'aventure humaine telle qu'elle était présentée par les néoterganiens (de Gorji Terganius, scientiste de l'Age médian et fondateur de l'école transformiste) et autres partisans de la théorie évolutionniste. Comme si l'environnement, investi de tous les pouvoirs, finissait par reprendre ses droits, comme si l'homme n'avait pas d'autre choix que de réinvestir son enveloppe animale à la fin du cycle. Il y avait quelque chose d'implacable, d'inéluctable dans cette vision des choses. Loter Pakullaï semblait victime du piège tendu par sa propre logique.

Un dicton de Maravel, un continent d'Orange, revint à l'esprit de Tixu : « Crois en la bête et tu deviens la bête, crois en l'homme et tu deviens l'homme, crois dans les cieux et tu deviens dieu. »

« Je ne suis pas non plus parvenu à éclaircir le mystère d'Arratan, dit Loter Pakullaï en remuant le contenu du récipient. Bien que placée en face de la bouche, elle refuse de se laisser happer. Elle devrait pourtant être prise dans le mouvement de spirale et engloutie comme ses consœurs. Heureusement pour nous (il leva la cuillère métallique et, sans tenir compte des gouttes brûlantes qui tombaient sur ses doigts, la plaça à l'horizontale à quelques centimètres de ses yeux), elle conserve une distance constante avec le bord du noyau. Elle ne se déplace pas : c'est le trou noir qui s'agrandit autour d'elle. Cette énigme possède au moins l'avantage de m'offrir un excellent poste d'observation.

— Et qu'avez-vous observé ?

— Mes propres réactions, surtout ! Je me retrouve dans l'étrange et inconfortable position du guetteur qui a décelé le danger mais qui se voit privé de la possibilité de prévenir les autres. J'ai eu tout le temps d'effectuer quelques calculs et de prendre conscience qu'au train où vont les choses il ne restera rien de Via Lactea dans moins d'un demi-siècle standard. Notre chère galaxie se dévore elle-même et dévore ses enfants par la même occasion. Et, faute de moyen de transport, je n'ai pas d'autre choix que d'assister, impuissant, à cette autodestruction. C'est peut-être mieux ainsi : au cas très improbable où elle aurait pris mes conclusions au sérieux, l'humanité n'aurait pas eu le temps de préparer sa migration vers d'autres galaxies, lesquelles d'ailleurs sont peut-être gangrenées par le même mal. Il vaut mieux que les hommes jouissent sans entrave des dernières années qui leur restent à vivre, ne croyez-vous pas ? A moins que vos pratiques de sorcier inddique puissent nous tirer de ce mauvais pas... »

Il avait prononcé ces derniers mots avec une ironie appuyée, autant pour dissimuler le malaise qu'avait produit sur lui l'inexplicable apparition de Tixu que pour le plaisir d'exhumer ses vieux réflexes rationalistes. Quand l'eau du récipient fut entièrement évaporée, il répartit les cubes fumants dans deux assiettes creuses. Un sourire triste éclairait sa face parcheminée. Il avait également employé le sarcasme comme une provocation parce qu'il espérait sans se l'avouer que le sorcier inddique, le charlatan, l'ennemi d'autrefois, répondrait aux questions qu'il se posait et réussirait là où ses pairs et lui avaient échoué.

Les deux hommes mangèrent un moment en silence, assis à même le sol. Bien que cette nourriture gorgée d'eau fût insipide, Tixu, affamé, l'apprécia comme le plus savoureux des mets.

« La Confédération de Naflin a subi quelques changements, m'avez-vous dit... commença Loter Pakullaï.

— Les Syracusains et leurs alliés ont anéanti l'Ordre absourate, exterminé tous les seigneurs régnants de la Confédération et instauré l'Ang'empire. La religion kreuzienne est devenue officielle, obligatoire, et les Scaythes sont employés désormais comme inquisiteurs ou effaceurs...

— Effaceurs ?

— Ils effacent une partie des données des cerveaux humains et y implantent de nouveaux programmes.

— J'ai bien fait de me tenir à l'écart ! Les rares missionnaires kreuziens en poste sur Alemane me flanquaient déjà la trouille ! J'imagine que l'air est devenu irrespirable sur les planètes de l'univers connu...

— Aussi peu respirable qu'ici... »

Une lueur s'alluma dans l'œil de Loter Pakullaï qui braqua le manche de sa cuillère sur le visage de Tixu.

« Je devine les raisons de votre présence sur Arratan !

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